L'alchimie interne taoïste (NeïDan) - Partie 2/4 : principes généraux, historique, écoles et convergence des 3 sagesses

L'alchimie interne appelée "NeïDan" est au cœur de la quête de l'immortalité taoïste. Introductive, cette série de 4 articles cherche à compiler l'essentiel de cette pierre philosophale, sur la base notamment des écrits de la sinologue Isabelle Robinet. Ce 2è article traite plus spécifiquement de l'historique du NeïDan, des écoles et de l'approche alchimique des 3 courants de sagesse du taoïsme, du confucianisme et du bouddhisme.

· Concepts taoïstes,Qi Gong

Par Laurent CHATEAU

Les passages en italique ci-dessous sont extraits de l'ouvrage d'Isabelle Robinet. Ils reprennent les notions les plus significatives de l'alchimie interne mais sont loin de décrire les nuances exposées par l'ouvrage dont je vous recommande la lecture.

En gras les points à mes yeux les plus importants.

L'illustration est personnelle.

Bonne lecture.

Généralités et définitions

  • L'alchimiste doit recréer le monde. Voleur prométhéen, il cherche à s'emparer du secret de la Création, et celui-ci réside dans la jonction de l'articulation entre le non-être ou le vide et l'existence du monde qui en surgit et y retourne. La conception de l'homme est élargie et complétée par celle de l'homme créateur du cosmos. 
  • Le but de l’alchimie est de parfaire sa forme corporelle pour entrer dans le « sans forme » et devenir un immortel divin au lieu d’un mort qui est un revenant et relève du Yin. Les immortels terrestres inférieurs purifient le Yin. Les immortels divins deviennent Yang purs et prisent le « sans forme ». La voie de quiétude Yin est la voie des bouddhistes qui ne font pas naître « l’existence merveilleuse » (Peng Xiao, HuanDanNei, Xiang JinXiang, JinyaoShi)
  • Il y a 2 sortes de Yang : l'un pur (Qian) et l'autre inclus dans son contraire (Kan). De même pour le Yin (Kun et Li). C'est le Yang extrait du Yin et le Yin extrait du Yang qui sont dynamiques. Leur dynamisme vient de leur désir de retrouver leur pureté originelle, qui lorsqu'elle sera atteinte, les fera disparaître. Pureté immobile et impureté dynamique. 
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(Illustration personnelle)

  • L'essence qui est dans le corps (Jing) est le Yang dans le Yin. Le Mercure est le souffle qui est dans le Cœur-mental, le Yin dans le Yang. 
  • L'alchimie traite aussi du psychisme de l'homme, relié la plupart du temps à sa physiologie. Deux instances principales : la force vitale (Ming) et la nature essentielle (Xing), ou bien le corps (Kan, Terre) et l'esprit (Li, Ciel) qui doivent s'unir et fusionner. A celles-ci s'ajoute l'idée créatrice (Yi) qui joue le rôle de l'Agent-Terre et du Centre. C'est l'entremetteuse, le catalyseur grâce auquel se font les échanges et les unions.
  • L'alchimiste cherche à relier d'un côté la pensée qui ne pense pas, la parole qui ne dit pas, la vérité qui ne se voit pas, l'immobilité, la lumière aveuglante, l'infini et l'unité et d'un autre côté la multiplication des analogies, des images et des dieux, des rituels et des techniques, les 10 000 êtres. 
  • Les actants majeurs [de l’alchimie] sont le Métal, l’Eau et le Feu. Le Bois joue peu de rôle.
  • Li Daochun précise que les mots ne sont que des marches à gravir et que, « lorsqu’on est arrivé au point suprême, il n’est plus un seul mot qui puisse convenir. Il faut comprendre au-delà des mots ».
  • Le propos du taoïsme est de faire comprendre la « Merveille » du vide véritable, la plénitude qui s’y love, l’aspect positif du vide. Ils mettent plus que les bouddhistes l’accent sur la réalité du monde qui n’en est que plus réelle d’être traversé par le vide.
  • L’essentiel du Neidan peut se résumer en quelques lignes, rien n’est dit de son déploiement dans ces quelques lignes. Son déploiement peut prendre des formes innombrables et inépuisables. Ce déploiement est toujours présenté sous une forme éparse et démembrée qu’il faut recomposer et restructurer, le discours n’est jamais linéaire, répétitif, transgressant les lois de la logique et souvent poétique. Les ruptures de la pensée et du langage y sont constamment et consciemment opérées, forçant l’esprit à retrouver l’analogie implicite. Exemple : « Le facteurs temps n’est pas le temps mais n’est pas non plus hors du temps car sans quoi, on ne pourrait commencer le travail ». Ils usent d’un code dont on ne peut donner la clé, qui ne permet de traduire une image par un concept ou par une autre image que dans un contexte donné. Ils introduisent un doute, une négation, une profonde modulation dans ce qui constitue leur assertion, leur monde. Le lecteur doit chaque fois faire appel à son intelligence de l’esprit du texte plutôt qu’à la lettre de celui-ci, ce qui est le but avoué du système.
  • Il est très probable que l’alchimie a parfois été entendue et appliquée au plan sexuel.
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Historique

  • L'alchimie intérieure, dont nous avons les premières traces écrites et datables au VIIIe siècle apparaît en Chine et succède à l'alchimie de laboratoire ou "extérieure" et aux pratiques corporelles dont elle est l'héritière. L'alchimie intérieure, NeiDan, est une technique d'illumination. Intégrant aussi le savoir cosmologique des Han (IIe siècle av. JC, IIe siècle ap. JC) et les symboles du Yi Jing, elle élabore une discipline mentale qui doit induire en l'adepte une vision multidimensionnelle du monde et le conduire à la coïncidence des contraires et à l'illumination en lui faisant prendre conscience de la parcelle de lumière éternelle qui est en chaque être, qu'il doit nourrir et développer.
  • Les racines des techniques physiologiques plongent jusqu'au IVe siècle avant notre ère. Bien que le taoïsme les ait adoptées, on ne peut dire qu'elles soient spécifiquement siennes ; elles sont chinoises, comme la cosmologie qui sous-tend cette discipline ou l'école du Yin-Yang et des Cinq Agents. 
  • Ge Hong au début du IVe siècle prône que l’alchimie intérieure (et non de laboratoire) est la seule méthode sûre pour atteindre l’immortalité.
  • Un des textes fondateurs de l’alchimie est le Cantongqi attribué, parmi d’autres, à Weï Boyang qui aurait vécu au IIè siècle ap. JC. Mais il n’est pas sûr que nous ayons le véritable texte de cette époque. C’est à partir du VIIIè siècle qu’il commence à être lu et glosé.
  • En abordant le XIe siècle, nous touchons aux textes majeurs de l’alchimie intérieure, en particulier le WuZhen Pian de Zhang Boduan qui fit figure de référence fondamentale. Chaque strophe est un petit résumé de l’œuvre qui se suffit à lui-même et il fut constamment cité par toutes les écoles.
  • C’est à partir du XIIe siècle seulement qu’on peut parler d’écoles. Les principaux courants furent ceux de Zhong Lü (abréviation de Zhongli Quan et de Lü Dongbin, rangés parmi les 8 immortels), l’école QuanZhen du nord et l’école dite du sud.
  • Le courant Zhong-Lü accorde beaucoup plus d’importance aux exercices physiologiques et moins aux spéculations. Il n’utilise pas les termes de Xing et de Ming. Il ne fait pas intervenir les notions d’ « étincelle de yang originel », ni de « passe mystérieuse ». Son point de vue est moins mystique. Les 2 autres écoles ont une plus forte tendance à emprunter au bouddhisme. L’école du Nord se réclame plus souvent que celle du Sud de la tradition Zhong-Lü.
  • Ecole du nord : En 1127, les barbares Jürchen envahissent le nord de la Chine et forment la dynastie des Jin où se constitue l’école QuanZhen (la « vérité intégrale ») aussi dite de la Fleur d’Or dont le fondateur est Wang Zhe. Son enseignement semble avoir été réduit aux couches humbles de la population. Il est marqué par un fort mouvement d’intériorisation (pour y construire son palais) et insiste sur le juste milieu à trouver entre le mouvement et la quiétude, entre l’effort et la spontanéité. Elle préconise la « culture du Xing » (discipline psychique) avant la « culture du Ming » (corps). Il fut le premier dans le taoïsme à présenter le célibat comme une règle nécessaire et fonda des monastères calqués sur ceux des Chan, gouvernés par des règles strictes. Il était partisan d’un syncrétisme entre les méthodes bouddhistes, taoïstes et confucéennes. Il prêchait une pauvreté et un ascétisme qui contrastaient avec la corruption et la richesse des taoïstes de l’époque. 7 de ses disciples devinrent importants. L’accent mis sur la pureté et la sérénité est plus insistant que dans l’école du Sud, elle est plus « quiétiste ». Elle eut à subir au XIIIe siècle les attaques des bouddhistes qui obtinrent que tous les ouvrages taoïstes (hors le Tao Te King) soient brûlés. L’école Quan Zhen retrouva des couleurs au XIVe siècle mais son ascétisme des débuts s’est relâché. L’école réalise de plus en plus de rituels et des pratiques d’exorcisme. Ils s’éloignent de l’idéal de pauvreté et de retraite, briguent les faveurs du pouvoir et se font construire de somptueux édifices. Certains abbés menaient grand train. Sous les Qing, l’école est supplantée par le courant Long Men se réclamant de Qiu Chuji.
  • Dans le même temps dans le sud, se poursuivait une même tendance NeïDan, les termes et les procédures sont les mêmes, les sources communes. Ce courant compte 5 éminents patriarches dont Zhang Boduan (XIe siècle ap. JC). La première école n’a été créée qu’à partir du début du XIIIe siècle avec Chen Nan. Au contraire de QuanZhen, ils n’établirent pas de contact avec le pouvoir.
  • Dès Chen Zhixu (alias ShangYang Zi issu du courant QuanZhan) au XIVe siècle, la division entre école du Nord et du sud n’a plus beaucoup de sens. Les deux se réclament de LaoZi, de ZhuangZi et du YinFu Jing (poème en vers du VIIIè siècle) et le QinJing Jing. Les sutras bouddhistes sont également cités, de même que le HuangTing Jing, Confucius, MengZi, le Liji et les néoconfucianistes Zhou Dunyi et les frères Cheng. Les textes alchimiques de référence à partir du XIe siècle sont le Cantongqi, le Ruyao Jing et le Wuzhen Pian avec comme maîtres ZhongLi Quan et Lü Dongbin aussi bien pour l’école du Nord que du Sud. La différence la plus notable concerne la retraite et le célibat pour l’école du nord alors que le Wuzhen Pian de Zhang Boduan par exemple précise qu’il n’est nul besoin de se retirer. L’école du nord insiste beaucoup sur la tenue morale, met en garde contre les dangers du vin, du sexe de l’appât du gain et de la colère.
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Le syncrétisme des 3 sagesses chinoises (taoïsme, confucianisme, bouddhisme)

  • C’est vers le IXè siècle qu’apparaît un courant de syncrétisme tant dans le confucianisme que dans le bouddhisme et dans le taoïsme. Certains maîtres considéraient que les 10 000 méthodes convergeaient vers la même Unité, le même point, la même Origine. De plus, le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme se complètent. L’extinction du bouddhisme est étrangère aux sentiments humains ; le vide du taoïsme ne convient pas pour gouverner. Les noms du confucianisme ne permettent pas de dépasser la naissance et la mort. Taoïstes et bouddhistes retournent à l’Origine dont ils trouvent trace en eux tandis que les confucianistes restent dans le monde pour le « gouverner », le mettre en ordre.
  • Le néoconfucianisme a subi de nettes influences bouddhistes et taoïstes (données métaphysiques, intuitives, mystiques avec la méditation).
  • Le bouddhisme ne fut réellement compris et intégré dans le taoïsme que sous les Tang [VIIè-Xè siècle]. A la fin de la dynastie des Tang, les bouddhistes subirent des persécutions qui entrainèrent la destruction de leurs textes et de leur iconographie. Le grand survivant de cette hécatombe fut le Chan qui récusait précisément l’importance des textes, des images et des rituels. « Si vous voulez le Sans-parole, pourquoi vous guider sur des écrits » ? Le Chan offrait aux non-bouddhistes une doctrine et une pratique plus accessible aux non-spécialistes que celles des sectes antérieures, lourdes de spéculations intellectuelles raffinées et assorties d’un vocabulaire compliqué.
  • Les taoïstes travaillent sur ce qui est transcendant dans l’homme, à quoi tout être doit revenir, qui est l’Unité indivise.
  • Les alchimistes taoïstes s’exercent à l’arrêt de la pensée autant qu’aux pratiques respiratoires et cherchent à acquérir par celles-ci un corps subtil, à affiner leur corps qu’ils veulent sauver en même temps que leur esprit. Ils estiment que cette méthode est plus complète que celle du Chan qui n’est consacrée qu’à l’arrêt de la pensée.
  • Toutes les doctrines s’accordent à « diminuer l’extérieur et s’accroître à l’intérieur », à renforcer la culture de soi (Xue). Toutes prisent la quiétude et la concentration comme dans le Yi Jing : « Le Yi est quiet et ne bouge pas ». 

Chez les uns comme chez les autres, il existe 2 sortes de transmission : l’une par le Cœur (Xin) (suivre sa nature…), l’autre par les discours (alchimie interne et pratique de la sublimation, équanimité pour le Chan). Pour tous, les pratiques doivent aboutir à la non-pratique (« balayer jusqu’à ne plus balayer »). Tous les enseignements débouchent sur la « voie négative », « le vrai Tao est le Tao du non Tao », au grand Tao du non-agir, au « non vide » qui est le « vide du Tao », dans la « non voie » qui est une voie que les yeux ne peuvent atteindre ».

Livre de référence :

"Introduction l'alchimie intérieure taoïste : de l'Unité à la multiplicité" paru en 2012 aux éditions du CERF.

Article 1/4 (introduction) : https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/l-alchimie-interne-taoiste-neidan-partie-1-4-introduction

Article 3/4 : à venir

Article 4/4 : à venir