Par Laurent CHATEAU
« Le bouddhisme enseigne aux hommes la félicité suprême.
Mais la félicité suprême c’est l’alchimie.
De tout ce qui est forme et matière, cela seul est réel.
Toute autre chose est irréelle et ne doit pas être estimée »
Zhang Boduan, « Versets de l’éveil à la Vérité » (WuZhen Pian) - XIe siècle ap. JC
En guise d'introduction...
Il existe 3 types d’immortalité :
- Celle de la Terre cherche à augmenter l'espérance de vie du mortel qui finira somme toute par partir, hier par des substances interlopes, aujourd'hui par la médecine (ciseaux CRISPR...) ou par la technologie transhumaniste (implants Neuralink...).
- Celle du plan des Hommes invite l'impétrant à laisser son nom à la postérité par son œuvre, son prestige, ses états de service ou son action d’éclat.
- L'immortalité du plan du Ciel enfin invite le pratiquant à rejoindre de son vivant le point de départ, la Source et la Grande Unité qui l'a généré et à laquelle il reviendra à coup sûr à sa mort physique. C’est bien cette dernière immortalité céleste qui nous intéresse ici.
Pour qui y regarde attentivement, le sinogramme "Tao" représente un humain qui marche résolument vers la sagesse et la racine des choses, vers l'Origine et la Source. Il représente la quête dynamique et ontologique de notre humanité, une marche à rebours, en forme de quête, vers l'Immortalité et la sortie de la roue du Yin/Yang et du "2", un retour de son vivant vers l'Unité Sublime (TaïYi) d'où nous provenons et que nous rejoignons à notre mort physique. Eh bien si le Tao parle de la finalité ultime, la voie alchimique évoque le chemin du Tao Te King pour y retourner.

Pour parler bref, l'alchimie taoïste est le trésor et le cœur véritable de la Voie taoïste, le moyen le plus sûr pour le pèlerin conscient de la vie de rejoindre l'Harmonie Céleste et accéder à "l'immortalité", à ce que d'autres traditions appellent l'"Illumination" ou le "Paradis". Il est à ce titre essentiel de comprendre que la Voie du Dao est d'abord et avant tout une voie du corps et de l'esprit et non pas un vague exercice de réflexion mondain ou strictement philosophique. Cette Voie parle d'une relation directe au Ciel et nous invite à quitter la Terre, le monde des Hommes et de l'horizontal. Elle est pratiquée par le taoïste du Ciel plutôt que par le Taoïste des villes ou le taoïste des champs, selon une expression que j'avais retenue dans un article antérieur.
Je lui ai consacré un chapitre très personnel dans l'ouvrage collectif : "Le leadership spirituel en pratiques", paru en 2021 aux éditions Management & Société. J'y écrivais notamment les éléments suivants :
On le sait, le retour à l’Origine est la grande affaire des taoïstes. L’homme provient du Tao et s’est incarné en quittant le grand Un, le Taï Yi. Il est venu rejoindre les « 10 000 êtres » et tout ce qui vit sur Terre en passant par l’étape de la bipolarité dynamique du Yin/Yang et de la création des trois mondes que sont le Ciel, la Terre et le plan des Humains. Le sage taoïste espère retourner à la Source de son vivant, sans attendre le jour de sa mort physique, en empruntant le chemin inverse, indiqué par la flèche formée par ses bras légèrement écartés et son 3è œil, Yin Tang ou mieux Tian Mu, l’œil céleste.

Cette sublimation de la matière, cette faculté d’alterner la montée du Ciel et le retour sur Terre s’appelle l’immortalité et le moyen pour y parvenir s’appelle l’alchimie taoïste.
D’abord externe[1] jusqu’à l’époque des Han (206 av. JC-220 ap. JC), le chercheur du retour à l’Origine à ingéré quantité de substances interlopes à base de plantes, de champignons, de pierres pilées, de métaux, de tissus biologiques et mêmes d’excréments, avec des résultats relatifs et parfois fatals [à l'instar du célère empereur de Chine Qin Shi Huang par exemple]. D’autres, plus pragmatiques, trouvaient l’inspiration et la fusion avec le « Grand Un » dans la boisson et l’ivresse comme le célèbre poète Li Po sous la Dynastie des Tang (VIIIè siècle ap. JC).
Plus sage et raisonnable, l’alchimie est devenue interne dans les premiers siècles de notre ère et s’est enrichie au fil des siècles pour devenir dominante au IXe siècle et sous la dynastie des Song. Les chaudrons et les athanors sont remplacés par certaines zones du corps appelés « champs de cinabre » et le raffinement de l’énergie se substitue aux métaux sulfurés ou au mercure, passant de l’état de Jing (dense), au Qi (substance dynamique sans forme), au Shen (esprit sans forme) puis au WuJi (vacuité sans substance et sans forme) avant de rejoindre la grande Conscience[2].
Ce travail alchimique (NeiDan Gong) est un travail à la convergence du corps, de l’énergie et de l’esprit qui explique toute l’importance d’accorder un soin particulier à ce que l’on mange, boit ou respire, à ce que l’on regarde ou entend, à nos relations et à notre rapport à la nature. Cette hygiène de vie se complète d’un travail élaboré du souffle (le respiration embryonnaire) ainsi qu’une préservation et guidage de l’énergie du corps vers le cerveau.
Le processus alchimique du raffinement de l’énergie est simple à comprendre mais long à mettre en œuvre. Il consiste à : 1) Eliminer l’énergie perverse (Vider la casserole), 2) Accumuler l’énergie (remplir la casserole), 3) Purifier l’énergie (nettoyer l’eau de la casserole), 4) Faire circuler l’énergie (Faire bouillir l’eau), 5) Observer l’énergie (prendre conscience et ressentir l’expérience) puis 6) Devenir l’énergie (devenir la vapeur qui se dissout dans l’air) pour 7) Rejoindre l’Origine de l’énergie et le Grand Tout[3].

Ce processus suppose de répéter avec régularité pour intégrer l’information sur le plan cellulaire, corporel puis en se libérant du corps et de la respiration. Il passe par la l'accumulation et la purification de son énergie, par l’installation préalable d’un grand calme intérieur et de la pacification de ses émotions, par l’ouverture du Cœur[4] ainsi que la faculté de concentrer sans force et durablement son mental[5]. La joie est présente à tout moment, une joie de pratique, d’intention douce et non d’objectif, une joie de conséquence et non de volonté.
Ce travail alchimique permet d’accéder à certaines aptitudes para-psychiques, de ressentir les plans, de vibrer à l’unisson de l’univers, de ressentir dans l’instant l’ensemble des 18 Principes du Tao, de comprendre les lois du monde et de devenir l’équation de l’harmonie de l’Univers : Harmonie = Vie x infini x Trois mondes x Information.
Cette quête transformative exige pour les pratiques les plus avancées, la conduite d’un guide pour éviter ce que l’on appelle les « déviations du Qi » qui peuvent se traduire par des troubles psychocorporels, parfois violents. Au-delà d’un certain stade, il est dit que le Qi ou le Tao prend la relève de l’enseignement.
Tout oublier
Un peu à l’image de la physique quantique[6], le maître-pratiquant découvre un jour la parfaite vacuité, affranchie du temps et de l’espace. Les voiles se soulèvent et la compréhension du monde apparaît, dans son halo éblouissant d’évidence. La fractalité est partout et on ne sait plus si le plein est dans le vide ou le vide dans le plein, si l’Homme est inclus dans l’Univers ou si c’est l’Homme qui le contient, si la petite conscience dépend de la Grande Conscience ou réciproquement. Pleinement présent et ouvert, affranchi du temps et de l’espace, l’image du maître-enfant[7] est partout.
Le leader taoïste a trouvé la Voie, le territoire de la non-question, la fusion avec ce qui est et ce qui n’est pas. Le peuple l’appellera immortel, ce qui pour lui, ne veut déjà plus rien dire.
L'ouvrage essentiel d'Isabelle Robinet
Comme l'évoque ce passage quelque peu sibyllin, l'alchimie interne est appelée "NeïDan" en Chine, Mystérieuse et bien gardée, elle fait partie de ces voies qui, comme pour le jeu des échecs ou du Go, sont rapides à comprendre si elles sont bien enseignées mais longues et astreignantes à pratiquer. Transmises généralement de maître à disciple, elle vise en toute simplicité à devenir "immortel", c'est à dire à quitter le cycle des réincarnations et rejoindre de son vivant le Tao et l'Origine du Monde. Elle joue dans la cour des grands puisqu'elle vise à se hisser sur le plan de l'Univers tout entier, ce qui explique qu'elle était mal vue en Occident puisque le pratiquant était accusé de "se prendre pour Dieu".
Cette série de 4 articles tente de présenter l'essentiel de ce qu'il est important de savoir en matière d'alchimie interne, en recourant notamment à l'une des spécialistes française du sujet, la sinologue Isabelle Robinet (1932-2000) et à son ouvrage de référence : "Introduction l'alchimie intérieure taoïste : de l'Unité à la multiplicité" paru en 2012 aux éditions du CERF. Cet ouvrage remarquable contient notamment la traduction commentée des "Versets de l'éveil à la Vérité" (WuZhen Pian) de Zhang Boduan, célèbre alchimiste de la Dynastie des Song (XIè siècle ap. JC).

Un sujet âpre, exigeant et codé
Autant le dire tout de suite, l'alchimie taoïste est un sujet âpre et exigeant car il est technique, codé et demande un temps de pratique considérable pour capter les sensations et raffiner l'énergie. Les textes proviennent du chinois, ils sont polysémiques, anciens, intellectuellement subtils ou imprécis, volontairement cryptés ou abscons et les écrits se contredisent parfois., selon les Maîtres, les écoles ou les intentions. La Voie du NeïDan représente le sujet d'étude d'une vie entière comme en témoigne l'engagement sans faille d'Isabelle Robinet dont cet article se propose de ne couvrir qu'une infime partie de son impressionnant corpus.
On le redit, la Voie de transformation interne est d'abord et avant tout une voie empirique et de pratique, une voie du « Faire » qui débouche sur une voie du « Non faire ». En d'autres termes, la lecture des textes alchimiques est de peu d'utilité sans une pratique corporelle et méditative correctement guidée par des enseignants qui ont déjà parcouru la Voie. Comme nous l'enseigne la tradition : "'lisez moins et pratiquez plus". Sur la voie alchimique, les balises et guides véritables sont intérieurs.
Une mise en garde pour conclure
Avant de fermer cette introduction, il est essentiel d'attirer votre attention sur un point clé de la Voie alchimique. Evoqué rarement par les enseignants, il est en effet crucial de comprendre que la Voie alchimique n'est pas sans risque : inadaptation croissante à la société des humains (valeurs, rythmes, centres d'intérêt, attitudes et nature des relations...), déviations de Qi et troubles psycho-émotionnels, décorporation, désancrage et évaporation existentielle (cf. article : "Que faire quand on est perché"). Elle nécessite de ce fait un environnement sécurisant (grotte ou nature pour les ermites, temple ou monastère pour les moines) et la guidance éclairée de ceux qui ont déjà emprunté la voie cahoteuse et bosselée du sentier de l'envol.
Plus précisément encore, il est important d'insister sur le fait que la Voie exposée dans les textes des Anciens vise à nous faire quitter le monde de la Terre et des Hommes de son vivant et nous oblige à répondre par l'affirmative aux questions suivantes :
- Suis-je prêt à quitter le monde des humains pour devenir global ?
- Suis-je prêt à me marginaliser et à soutenir le regard du jugement de l'autre (amis, famille, employeurs...) qui aura du mal à comprendre une telle démarche ?
- Suis-je prêt à consacrer à la pratique une bonne partie de mes journées et de ma vie ?
- Suis-je prêt à renoncer à mon ego et à ma personnalité terrestre, suis-je prêt à mourir à moi-même pour renaître en plus grand ?
- Suis-je prêt à renoncer à tout ce qui fait ma vie présente, matérielle, sentimentale et affective, cognitive ou culturelle ?
- Suis-je prêt à l'abstinence ?
- Suis-je prêt à oublier le présent pour accéder à l'éternité et au hors-temps ?
- Suis-je prêt à me dissoudre dans les nuées comme ces Maîtres dont la légende déclare qu'elle les a vu disparaître derrière les nuages ?
- Suis-je prêt à devenir un ermite et à la solitude ? ("Pour œuvrer à la Voie, jouissez de la vie dans la solitude" - Le Livre de la Cour Jaune, Vè s. ap. JC)
Ceci étant posé, bonne découverte et bon cheminement.
[1] Voir par exemple les textes du célèbre alchimiste GeHong (283-343 de notre ère).
[2] Pratique jugée plus rapide et efficace, certaines écoles préfèrent travailler directement avec l’axe du TaïJi ou axe de lumière, qui sépare le sommet du crâne (BaïHui) au périnée (HuiYin) et en lien direct avec la Grande Conscience.
[3] L’ouvrage « Méditation taoïste » d’Isabelle Robinet aux éditions Albin Michel, est instructif sur la question.
[4] Sous peine de donner vie à ses « Gweï », à ses démons intérieurs.
[5] La tradition parle de 20% de mental et de 80% de vide. Les exercices se pratiquent comme dans un rêve.
[6] On relira avec plaisir « Le Tao de la physique » de Fritjof Capra sur cette question.
[7] L’une des traductions de LaoZi (ou Lao Tseu).
Ouvrage cité : "Le leadership spirituel en pratiques", paru en 2021 aux éditions Management & Société sous la responsabilité de Catherine Voynnet-Fourboul
Article 2/4 : à venir
Article 3/4 : à venir
Article 4/4 : à venir
