Par Laurent CHATEAU
Transmettre exige du temps
L'envie d'enseigner une discipline est légitime, pour gagner sa vie peut-être mais surtout pour transmettre ce que l'on a reçu, à l'image de cet arbre qui donne ses fruits après avoir reçu beaucoup de chaleur et de lumière (CIEL), d'eau (TERRE/CIEL) et de nutriments (TERRE). Dans la plupart des traditions, ce rôle de transmission est précisément dévolu aux anciens ou à tout le moins, à ceux qui sont passés par les étapes de :
- Désapprendre : oublier ce que l'on croit savoir, accepter d'être surpris, de ne pas savoir et opter pour la posture de l'humilité (vider le verre avant de le remplir)
- Apprendre à apprendre : comprendre ce que l'on fait, comment on le fait (geste, intention), pourquoi on le fait, pourquoi on est là... (nettoyer le verre pour voir clair à travers lui)
- Apprendre : répéter les techniques et se faire enseigner par la pratique (remplir le verre)
- Approfondir et enrichir : pratiquer encore davantage, partager avec d'autres enseignants, se laisser inspirer par les formes que l'on pratique, créer de nouvelles formes
- Se libérer de la technique : oublier la technique à l'image de ce pianiste qui ne regarde plus ses doigts ou la partition et qui devient la musique, ou bien de ce pratiquant de Qi Gong qui ne sait plus si c'est lui qui guide le Qi ou si c'est le Qi qui le guide.
- Transmettre enfin si le pratiquant le souhaite, ce qui semble logique mais non obligatoire.
Dans cet esprit de gradation vers le Gong Fu (maîtrise) de son art, Jerry Alan Johnson par exemple, dans son ouvrage « L’essence des arts martiaux internes », a listé 4 étapes dans l’évolution martiale et énergétique qui sont celles : 1) du Guerrier (ouverture physique, renforcer son corps, se connaître, connaître les techniques martiales), 2) Du Guérisseur (ouverture émotionnelle, approfondir la connaissance de l’anatomie, guérir, aider l’autre), 3) De l’érudit (ouverture intellectuelle, s’ouvrir à d’autres savoirs, focalisation mentale, transmettre le savoir), 4) Du Prêtre (ouverture spirituelle, dissolution de l'ego, recherche de la paix et de l’harmonie).
On le comprend ici aisément, à l'image du jeune pommier qui ne peut pas produire ses fruits trop tôt à moins de casser ses branches, tout cela prend... du temps. Au-delà de l'insulte adressée aux pratiquants et au "corps" enseignant, prétendre maîtriser un art énergétique, musical ou artistique en 10 heures et moins de 100 € est une escroquerie, une offre trop faussement évidente pour être saisie. Et pourtant, certaines personnes crédules n'y résistent pas et souscrivent à un mirage qui ne pourra que les décevoir. Trop naïfs, trop influençables et conformistes et démuni d'un esprit critique aiguisé qui les aurait alerté (merci l'éducation nationale), cet échec leur revient en partie et peut pourtant les aider à apprendre en retenant la leçon.
Quels sont les différents types d'enseignants de Qi Gong ?
Il n'existe pas 2 fleurs semblables dans un champ de coquelicots. Bien que partageant le même fût et les mêmes racines, chaque feuille d'un même arbre est unique. Il en est de même pour les enseignants de Qi Gong. A chacun son style, ses envies et ses techniques de prédilection, à chacun son niveau, sa tradition et sa filiation, sa motivation, son lieu, son envie de communiquer ou pas avec les élèves et de créer un esprit d'équipe. Certains enseignants (hommes ou femmes) sont plutôt Yin et indolents, d'autres plus Yang et d'autres encore alternent le Yin et le Yang en fonction de la saison ou de l'humeur du jour. Certains ont une voix agréable, d'autres moins. Certains aiment les tenues bariolées avec de jolis logos et "jouer au Chinois" quand d'autres se contentent d'une tenue sans image et sans satin. Certains aiment la compétition, d'autres la fuient, certains aiment les formes dures (Qi Gong martial) quand d'autres privilégient la souplesse et le relâchement conscient. Certains privilégient les formats courts d'une heure, d'autres préfèrent les créneaux d'1h30 minimum pour laisser au Qi le temps d'ouvrir ses ailes. Certains travaillent avec les saisons, d'autres privilégient les formes indépendamment du temps qu'il fait dehors. Certains ne travaillent que debout, d'autres privilégient le travail assis ou couché, avec ou sans accessoires. Certains travaillent avec les sceaux de doigts ou de langue, certains enseignent la digipuncture taoïste considérant que "l'Homme naît complet". Certains aiment travailler en fonction des directions cardinales, quand d'autres s'en moquent comme d'un guigne. Certains ne font jamais travailler à deux ou contre un mur et ne pratiquent pas les sons. Certains enseignent la tradition et la Voie du Tao quand d'autres ne font pas référence aux textes classiques. Certains parlent de médecine taoïste et de Qi Gong médical quand d'autres n'osent pas s'aventurer sur ce terrain. Certains créent des ponts avec la médecine chinoise, la nourriture et la culture chinoise (Feng Shui, alimentation et diététique...). Certains apprécient le travail des émotions, d'autres les ignorent. Certains ne s'aventurent jamais au delà du contact du corps (Yang Sheng Qi Gong, "nourrir le vivre") quand quelques uns osent le Qi Gong du "sans contact", du Qi Gong spontané (Zi Fa Dong Gong) voire du Qi Gong spirituel en lien avec les astres, les étoiles et les galaxies. Certains enseignent l'art magique des talismans et des rituels, le BaZi ou le Qi Men Dun Jia.
Certains enseignants enfin évoquent la Voie du Qi Gong alchimique qui suppose de métaboliser l'énergie du corps et d'augmenter la fréquence vibratoire de ses cellules par plusieurs étapes successives qui prennent des années (nettoyer son énergie intérieure, accumuler son énergie, faire circuler et guider l'énergie, revenir). D'autres préfèrent rester sur le chemin balisé des 8 formes académiques et dûment homologuées par Pékin.
De cette diversité naît la richesse. Loin d'être un handicap, tout existe dans le monde des hommes et des 10 000 êtres. Chaque enseignant représente une marche sur la voie de l'escalier de son évolution. La marche n°9 n'est pas préférable ou "meilleure" que la marche n°3 car vouloir arriver instantanément à la marche n°5 fait prendre le risque au pratiquant de se prendre les pieds dans le tapis. Chaque enseignant a sa place pour contribuer à faire évoluer le monde des humains. Un enseignant de la marche n°9 ne sera pas nécessairement un bon enseignant pour un pratiquant débutant. Chacun sa place, chacun son rôle, chacun son style. Pas de comparaison, pas de séparation, pas d'exclusion. Il n'est pas 2 fleurs qui se ressemblent parfaitement. Bienvenue dans le monde du ressenti et du Qi, bienvenue dans le monde de la vie consciente.
Comment choisir un enseignant ?
J'ai évoqué la question du choix de l’enseignant dans un autre article. Il évoquait notamment les points suivants :
- La tradition déclare qu' : "il y a 2 manières d'apprendre : pratiquer et enseigner". N'oubliez jamais que l'enseignant apprend avec vous, il apprend "de vous". L'enseignement est un cercle qui débouche sur la gratitude, l'indulgence et l'humilité.
- Questionnez votre enseignant sur le Qi Gong qu’il pratique (ainsi que la filiation qui est la sienne) et vous devriez avoir les réponses aux questions que vous vous posez.
- Optez toujours pour un enseignant qui privilégie le ressenti plutôt que l'orthodoxie de la forme (en prenant bien sûr l'hypothèse qu'il maîtrise ce qu'il ou elle enseigne).
- Commencez si vous le pouvez par le Qi Gong de santé pour bien poser les fondations (apprendre à se détendre, à accumuler l’énergie, à se purifier…) puis découvrez le Qi Gong énergétique qui permet d’accéder ultimement au Qi Gong spirituel. Procédez par ordre et ne cherchez pas à brûler les étapes.
- L'enseignement du Qi Gong énergétique suppose de bien ressentir l’énergie dans son corps et si possible au-delà. L’enseignement du Qi Gong Spirituel suppose d'avoir connu des états altérés de conscience et d'être animé par une belle énergie intérieure de lumière et d'amour. A vous d'apprécier si votre enseignant est aligné par rapport à ce que vous venez chercher.
- Évitez d’intégrer un cours (ou un enseignant) trop « spirituel » si vous n’êtes pas ancré, si vous avez tendance à vous perdre dans la rêverie ou si vous vous savez trop introverti. La pratique d’un Qi Gong martial externe vous serait dans ce cas précis fort bénéfique. Le Qi Gong spirituel suppose en outre d’avoir avancé en matière de connaissance de soi (sagesse) et de pacification de ses émotions. Il est dit que certaines écoles pratiquant un Qi Gong spirituel avancé, n’ouvrent leurs cours qu’à des élèves de plus de 40 ans.
Et concrètement ?
- Le plus simple pour trouver un enseignant consiste à aller consulter le site de l’Union Professionnelle de Qi Gong ( (https://www.unionproqigong.com) et d’entrer le numéro de son département. Vous pouvez y trouver un cours ou un stage proche de chez vous. Sans être une garantie absolue, tous les enseignants sont diplômés et ont passé un concours devant un jury qualifié sur des épreuves de médecine chinoise, de pédagogie et de mise en situation. 13 écoles sont aujourd’hui dûment référencées pour former les enseignants. Si vous le pouvez, partez essayer 2 ou 3 enseignants (le premier cours « découverte » est gratuit sinon passez votre chemin). Essayez lors de cette séance de ressentir l’énergie du groupe, de l’enseignant, du lieu, des techniques. Votre corps (plus que la tête) vous donnera alors la réponse à la question que vous vous posez, vous saurez précisément avec qui vous avez envie de travailler. Si vous en avez le choix, vous pouvez décider de suivre les cours d'un enseignant dont l'"énergie" ne vous convient pas parce que ses formes vous intéressent. Une fois les formes acquises, il est cependant fort probable que vous abandonnerez ses cours.
- Il existe également la Fédération Française des arts énergétiques et martiaux chinois (https://www.ffaemc.fr/) mais davantage connectée au gouvernement chinois et à la voie martiale.
Ultimement, il est important d’avoir à l’esprit que le véritable enseignant est celui qui cherche à rendre « ses » élèves les plus autonomes possibles. Il est celui ou celle qui les aide à devenir leur propre maître, leur propre thérapeute. Le maître véritable est celui qui fait naître le maître.
Il n'est pas utile de partir en Chine
Une opinion largement répandue consiste à penser que le bon enseignant est celui qui part se former en Chine continentale. Cette conviction est à nuancer fortement. En effet, depuis l'arrivée du Parti Communiste Chinois à la tête du pays, la tradition taoïste a été durement réprimée en Chine et plus encore dans les années 90, lors de la répression du mouvement des Falun Gong, relayée aujourd'hui par des médias comme Epoch Times ou les troupes acrobatiques de Shen Yun. L'ouvrage du Canadien David A. Palmer : "La fièvre du qigong - Guérison, religion et politique en Chine", s'en ai fait largement l'écho.
C'est ainsi que la plupart des grands maîtres sont entrés dans la clandestinité ou bien se sont exilé à Hong Kong, Taiwan, Singapour, aux Etats-Unis ou en Europe. Nombre d'enseignants occidentaux ont été par ailleurs formés par eux, dans l'intention bien comprise de prolonger la transmission.
Qui plus est, nombre d'écoles aujourd'hui organisent des séjours et des stages de Qi Gong en Chine continentale mais la plupart des Maîtres Chinois ne lâchent pas leurs connaissances, soit pour des raisons mercantiles (faire revenir les stagiaires), soit pour des raisons de pouvoir personnel (éviter que les techniques ne leur échappent), soit pour des raisons de crainte des autorités politiques qui les surveillent attentivement, soit par simple ignorance d'une Connaissance qui s'est perdue.
C'est ainsi qu'il revient paradoxalement aux enseignants occidentaux de rapporter à la Chine le savoir ancestral que ce peuple immense a su apporter au genre humain. Dans tous les cas et à l'image des hiéroglyphes pour l'Egypte ou la philosophie pour la Grèce Antique, le Qi Gong est un patrimoine qui appartient désormais à l'ensemble de l'humanité.
Réfutant la critique qui voudrait que les occidentaux ne peuvent être de bons enseignants "parce qu'ils ne sont pas Chinois", les occidentaux à l'inverse peuvent aujourd'hui revendiquer qu'ils transmettent complémentairement ce que les Chinois n'auraient pas pu créer. A l'image de la francophonie qui est davantage embrassée hors de France, la danse Yang de la transmission chinoise est devenue Yin et le Yin de la transmission occidentale est devenu Yang. Merveille du Yi Jing et des lois du vivant.

Quand les enseignants ne parlent plus
Plus loin des humains, il est autour de nous des enseignants dont l'enseignement présente l'avantage d'être gratuit et qui plus est, ne savent pas mentir. Plusieurs articles de l'IRTeB ont porté sur cette question. Sans entrer dans le détail, il s'agit de la nature (un arbre par exemple), des animaux (le chien ou le chat notamment), des enfants et de son propre corps.
La pratique du Qi Gong permet de nous rendre sensible à cet enseignement qui se passe des mots et qui enjolive la vie. Le pratiquant conscient et initié se laisse progressivement enseigner par ces enseignants silencieux, dans l'indifférence totale de la multitude qui ne sait pas les lire ou les entendre.
Quand les enseignants deviennent invisibles
Au-delà de l'excellence des enseignants qui ont émaillé notre parcours et notre formation, au-delà de l'apprentissage des formes qui nous ont fait grandir, au-delà des enseignants silencieux qui nous entourent, il est dit dans la tradition qu'à un certain moment de notre progression, le Qi prend le relais de l'enseignement des Hommes. A un stade intermédiaire, cette sentence signifie qu'on ne pratique jamais 2 fois la même forme car elle se déforme dans un total abandon et lâcher prise (Wuweï) au gré de l'énergie et de l'intention de l'instant.
C'est ainsi que sur la Voie de l'énergie arrive un temps où les maîtres visibles laissent a place aux Maîtres invisibles. On comprend la chose en prenant conscience qu'aucun professeur de piano n’aurait pu enseigner à Mozart. Ce qui lui parvenait n'était pas de ce monde. Le Qi vient doucement nous guider et nous inspirer, le corps bouge spontanément, la forme se déforme dans la justesse nouvelle du geste, du sens ou du rythme, la respiration se transforme, ralentit ou disparaît, de nouvelles formes apparaissent.
Plus loin encore et au-delà du Qi, on pourrait se poser la question : qui guide le Qi ? Pour la tradition, le Shen et l'Esprit, ses Guides intérieurs et les plans subtils. Et au-delà de l'Esprit ? Le vide et le sans forme, le fameux "WuJi" que l'on traduit parfois par "Ce qui n'est pas" et qui peut lui-même être dépassé puisque la tradition nous parle d'une étape ultime qui s'appelle "Broyer le vide".
À bien y réfléchir et si on devait parler court comme un taoïste, on pourrait dire que "le sans forme nous forme et déforme les formes jusqu'à les oublier".
Quelques articles cités :