Par Laurent CHATEAU
En 2024 est sorti aux éditions Actes Sud le passionnant ouvrage autobiographique de Sandrine Chenivesse : "La forteresse des âmes mortes : voyage initiatique dans les montagnes taoïstes". Présenté sous la forme d'un carnet de voyage, elle y présente le parcours initiatique, étonnant et courageux qu'elle a réalisé en Chine (dans la ville de Fengdu) dans les années 90, dans le cadre de la réalisation de sa thèse qui portait sur les "mal-morts" de la tradition taoïste, étrange sujet pour une jeune doctorante convenons en.

Très connus en Chine, ces "mal-morts font référence aux personnes décédées de mort violente (accidents, meurtres, suicides...) ou pour qui le "départ" de ce monde s'est mal passé. Une fois décédées, ces âmes errantes que l'on appelle des "Gweï" ou des "Gui", restent pour partie attachées au plan terrestre et viennent hanter les vivants. L'existence de ces entités malignes et la porosité des mondes visibles et invisibles, expliquent par exemple pourquoi la transe sans capacité de fermeture des portes en ultime recours (par le point BaïHui notamment), est déconseillée dans le Qi Gong chamanique. Ces entités du bas astral dirions-nous en occident, expliquent également l'utilisation de sceaux de doigts susceptibles de les maintenir à distance lors de sa pratique.
Malgré les interdictions formelles et les répressions musclées du régime communiste pour tout ce qui ressemblait à des superstitions populaires, les croyances ancestrales taoïstes restent encore profondément ancrées dans la culture chinoise, avec ses pèlerinages (à nouveau autorisés au début des années 90), ses dévotions dans les temples multi-confessionnels et parfois ses exorcismes.
Plutôt que de longs discours, les passages ci-dessous de l'ouvrage de Sandrine Chenivesse reprennent quelques extraits significatifs des croyances de la religion taoïste en matière d'après-vie. En gras les points les plus importants à noter.
Bonne lecture.
- "Le taoïsme est le lien social des communautés locales".
Les croyances taoïstes :
- "Le phénomène de la mort correspondait au moment de la séparation des âmes spirituelles et corporelles, qui, les unes et les autres, retournaient vers leur lieu d'origine".
- "Le panthéon traditionnel est un monde en soi. Il abrite une myriade de Saint locaux et de divinités. "La plupart sont des mal-morts qu'un culte régulier sanctifie pour contrer leur nocivité".
- Les montagnes sont des divinités. Dans les textes ésotériques anciens, les montagnes sacrées étaient reliées entre elles par un vaste réseau souterrain de fleuves et de rivières. Certaines montagnes sont personnifiées et incarnent un dieu".
- "Dans l'astrologie chinoise, la Grande Ourse a le rôle de Régisseur du destin. Partout présente dans le rituel taoïste, Elle et le siège de la bureaucratie céleste".
- "L'homme (microcosme) forme une partie du monde (macrocosme) qu'il contient simultanément en lui-même. Non seulement, ils sont de même structure, analogues, mais la partie "vaut pour le tout" ou "appartient au tout" et inversement".
- "Ce qui n'apparaît pas (le vide) a tout autant de valeur que ce qui apparaît (le plein)".
- "Un évènement, malheureux contient les germes de sa transformation positive et un évènement heureux, l'essence de sa vulnérabilité. Ainsi, rien ne reste figé dans une forme statique, ni emprisonné dans une forme idéale ou modélisante. La volonté n'est pas considérée comme une vertu, ni comme un moyen de transformation, mais plutôt comme une source possible de blocage".
L'influence bouddhiste sur les croyances :
- "Les taoïstes avaient œuvré pour la longévité, mais sur le terrain de l'au-delà, ils s'étaient fait sérieusement distancer par les moines bouddhistes, arrivés d'Inde vers la fin du deuxième siècle".
- "Au IIe siècle, les moines bouddhiste, venues d'Inde, avaient diffusées en Chine, les premières images d'un monde des morts, un labyrinthe structuré en 18 niveaux souterrains, jalonnés de cours de justice et de geôles. Les âmes y étaient réparties selon les catégories de péchés commis, et une fois purifièes, elles évoluaient vers de nouvelles réincarnations".
- "La vision taoïste du dépassement de la mort dominait la vision karmique des bouddhistes. Les territoires Yin et Yang s'articulaient dans une fertile contiguïté. L'immortalité pouvait se gagner post-mortem. On était loin du sévère cloisonnement, imposé par le bouddhisme avec ses cours de justice et cellules carcérales. Sous les Tang, le taoïsme avait dû habilement voisiner avec le fer de lance moralisateur du bouddhisme. La mythique cité des âmes mortes avait évolué vers un centre de punissement et de tortures infligées en rétribution des péchés".
- "À l'emprise karmique, le chamane génial Yang Xi avait opposé une issue plus optimiste : les actes vertueux des vivants bénéficiaient aux défunts qui pouvaient dès lors espérer les hisser hors des palais sous-marins de la forteresse qui les retenait. Cette stratégie avait cependant pour désavantage une interdépendance accrue entre les vivants et les morts".
- "Le Panthéon, composé avec le système pénitentiaire est tortionnaire bouddhiste, qui, bien que simplifié, redevenait prégnant. Le premier des 10 rois régnait sur le monde infernal sous l'égide de l'Auguste de jade et de son régent terrestre, l'empereur du pic de l'Est. Il jugeait les âmes à leur arrivée pour les répartir ensuite entre les divers lieux de supplice. L'atrocité sadique des scènes ne connaissait pas de limite. Quant aux mal-morts, ils ne pouvaient renaître que s'ils trouvaient un corps de remplacement. En éprouvant la perméabilité entre les mondes, les sorcières et les chamanes avaient initié la connaissance de la mort. Le taoïsme avait perpétué ce goût pour les voyages extatiques. Le monde caché avait peu à peu révélé sa structure pour se rendre familier et acceptable, jusqu'à devenir un territoire accessible au pas des humains".
- "L'enjeu commun entre les vivants et les morts était la survie. Tout le démontrait : les légendes, les textes sacrés, les rites, les croyances. Tout convergeait vers ce même point de tension qui justifiait parfois des combats et rivalités, lancées depuis l'au-delà, avec l'intervention d'un chamane en arbitre. Cela légitimait aussi le très ancien culte des ancêtres".
- "Par sa pérégrination, le pèlerin favorisait la progression de ses défunts outre-tombe, tout en préparant son propre destin posthume. J'ai compris pourquoi, il était impossible aux habitants de m'en parler. En parler équivalait à mourir".
- "Comme si, de part et d'autres d'une ligne de démarcation poreuse, vivants et mal-morts se disputaient la survie. Pour combattre leur effroi, les vivants, déploient un ordre rituel pour "domestiquer" ces potentiels revenants ou vampires, éviter possession et hantise".
- "De son pinceau, trempé dans l'encre rouge, le maître des rites marquait les points vitaux du corps sur une tablette de bois qui se substituait à la dépouille. Il donnait "corps" aux défunts, un corps, transmis de génération en génération. Nourri de ses souffles-énergie, le bon défunt , obtenait une nouvelle existence. La tablette était le sauf-conduit qui lui permettait de subsister pour l'éternité, si les offrandes étaient maintenues. Il échappait ainsi à sa condition de mortel, tout en restant intégré dans la chaîne de l'économie familiale. Sage et protecteur, il était consulté lors d'oracles. Ce rite servait à canaliser l'énergie vampirique d'un mal-mort, surtout vierge, son ressentiment et d'éventuelles représailles".
Classiques cités :
- ZhenGao, La Déclaration des Parfaits par le taoïste Tao HongJing, chamane ayant décrit les premières géographies de l'au-delà taoïste.
