Par Laurent CHATEAU
"Les êtres s’adaptent aux lieux où ils sont, les 10 000 êtres procédant de la spontanéité naturelle.
Comment les Saints auraient-ils à s’en mêler ?"
(Ch. 1) Grands Traités du Huainanj Zi (IIè s. av. JC)
Il existe un concept taoïste, original entre tous qui s'appelle "Ziran". Généralement traduit par "Spontanéité", il est l'apposition de 2 sinogrammes qui signifient : "Ce qu'il advient de soi-même". De cette amorce de définition naît 2 compréhensions temporelles possibles : celle de la destinée et celle de l'instant.
Qu'est-ce que le "Ziran" dans le temps long ?
Comme les fondateurs du taoïsme auraient pu le dire, un individu ne sera jamais aussi performant et heureux que dans la spontanéité de ce qu'il est (aptitudes physiques, créatives, psychiques, interactionnelles, sociales...particulières) et de la vocation à devenir le potentiel de lui-même. On retrouve ici ce mot de Nietszche qui interpellait son lecteur : "Deviens ce que tu es, fais ce que toi seul peut faire". L'idée du Ziran dans le long terme consiste ici à laisser faire la main de la destinée qui nous appelle par nos aptitudes spécifiques, à devenir ce qui est déjà là et qui n'attend qu'à s'exprimer. Le comédien (il ou elle), le forgeron, le meneur d'homme ou le médecin sommeille dans l'enfant, le fruit naît de la graine. Comme l'énonçait le poète anglais William Wordsworth, "l'enfant est le père de l'homme". Un parent ou un enseignant qui viendrait à contrarier la "nature céleste" (comme aurait pu le dire Tchouang Tseu) d'un enfant et à le détourner de sa vocation véritable, ferait son malheur et contrarierait le flux naturel de son "mandat céleste" (Tian Ming).
Cette conception passablement déterministe de la destinée s'est émoussée sous la Dynastie des Song (Xè-XIIIè siècle) avec le mouvement du néoconfucianisme qui a commencé à considérer que l'individu pouvait avoir une influence sur sa propre existence et affirmer davantage son libre-arbitre, à même de devenir autre chose que ce que ses aptitudes de naissance ont pu lui apporter. A titre d'exemple, ce n'est pas parce que j'ai un physique d'athlète que je ne peux pas devenir historien ou horloger. Pour autant, le "Ziran" reste inchangé dans son idée que le bonheur personnel et professionnel provient pour une large part de la concrétisation de ses potentialités natives ou acquises.
Le "Ziran" dans le temps court
Si le "Ziran" se déploie dans le temps long de sa mission de vie, il s'exprime également dans le quotidien et dans l'instant. L'archétype le plus évident du "Ziran de l'instant" est l'enfant et c'est l'une des raisons pour lesquelles il fascine autant le pèlerin du Tao. A bien y regarder en effet, l'enfant (pas trop âgé) n'est QUE spontanéité. Spontanéité pour dormir, spontanéité pour manger et régurgiter, spontanéité pour jouer et sauter dans la flaque, pour exprimer ses émotions et hurler ou pleurer, spontanéité pour dire ses 4 vérités. L'enfant ne sait pas mentir, l'enfant se déplace nu et urine où bon lui semble. La plupart des tribus "racines" conservent cette innocence des premiers printemps du monde. Elles s'inspirent de la feuille qui se laisse porter au gré du vent et fait confiance à la trajectoire de sa chute ou bien de la nature qui sait sortir de ses gonds pour rétablir l'équilibre ou redessiner ses paysages et ses expériences (orages et tempêtes, inondations, sécheresses...).
Jean Jacques Rousseau a salué cette spontanéité enfantine qu'il a pu discerner dans le bon sauvage. Des poètes comme Li Po sous la Dynastie des Tang ont tenté de reproduire cette spontanéité de l'enfant en se grisant de vin. En marge de la société, on les appelaient des mendiants ou des "vagabonds célestes". La spontanéité des chercheurs du Tao vise à recouvrer le flux naturel de la vie, de la nature et du Ciel, à capter la spontanéité du Grand Tout pour se rapprocher du Dao en "se laissant agir".
Cette spontanéité se retrouve également dans la maîtrise du geste qui permet de l'oublier. Quand on sait conduire une voiture, on ne regarde plus le volant ou les pédales et la conduite est "oubliée". Il en est de même pour le boucher dont nous parle Tchouang Tseu. Son expertise inconsciente permet au couteau de trouver "spontanément" le vide de la fibre musculaire sans jamais heurter un os ou un cartilage avec la conséquence de ne jamais avoir à l'aiguiser. Suprême performance et maîtrise (Gong Fu) qui force le respect.
Cette spontanéité au geste, à soi et aux autres, appelle également à la spontanéité au monde par le renforcement de l’intuition (synchronicités, signes, inspirations, « petite voix ») que l’on pourrait appeler la « spontanéité invisible ». Imprévisible par essence, le Ziran suppose une ouverture totale et l'acceptation de ce qui vient dans toutes ses composantes (image, son, agrément, désagrément...). Le Ziran est un parabole qui peut émettre et recevoir tous les programmes possibles. Tout le monde n'est cependant pas prêt à recevoir ou diffuser l'intégralité du bouquet satellite.
Du Qi Gong au "Ziran Qi Gong"
Passant par le corps plutôt que par la tête, c'est précisément ce flux spontané du Qi que recherchent les pratiquants avancés de Qi Gong, par leur pratique du Zi Fa Dong Gong, le travail de l'énergie qui "vient de soi-même". Un article spécifique a tenté de décrire cette branche des arts énergétiques où le Qi s'empare de l'enveloppe corporelle et l'agite sans intervention du mental pour rééquilibrer ce qui doit l'être. Cette pratique s'appelle dans certaines écoles le "mouvement régénérateur". On ne peut avancer dans la pratique du Qi Gong spontané que dans la détente musculaire et l'acceptation de laisser l'intelligence supérieure du Qi prendre les commandes, accepter l'idée de se réaligner sans même savoir ou comprendre comment tout cela fonctionne. Dans notre monde cartésien et de contrôle, tout le monde n'est pas non plus, prêt à une telle concession.
Sans aller aussi loin, le "Ziran" s'exprime lorsque l'exercice de la forme se déforme spontanément, lorsque ce qu'on faisait lentement décide de se réaliser rapidement, lorsque le Yin devient Yang ou réciproquement, lorsque plusieurs exercices s'enchaînent alors que la forme ne le prévoit pas, lorsqu'on se sent guidé par une force qui nous dépasse, lorsqu'on se sent animé par "le juste", lorsque le "juste" (du corps) l'emporte sur l'"exact" et le "correct" (de la tête). Le Ziran n'aime pas la répétition académique et l'orthodoxie. A l'instar d'Héraclite qui déclarait qu'on ne se baigne pas 2 fois dans la même rivière, il suggère qu'on ne pratique pas 2 fois la même forme de Qi Gong et accepte de déformer ce qui nous a été enseigné après l'avoir longtemps pratiqué. Voilà l'essence du "Ziran" en Qi Gong, revenir précisément à l'"enfance" de l'art. Comme un instrumentiste expérimenté, le pratiquant du "Ziran Qi Gong" a avalé son instrument et il est devenu la musique. Le pratiquant n'agit pas, il est agi.
La voie du juste milieu n'est pas taoïste et n'est PAS le "Ziran"
On le comprend au travers de ces quelques explications, le "Ziran" taoïste n'est PAS la voie du juste milieu et c'est peut-être ce qui distingue le plus la voie du Tao du bouddhisme ou du confucianisme. On avait décrit dans un article spécifique les différences profondes qui peuvent exister entre le taoïsme et le bouddhisme qu'on a trop souvent tendance à confondre. Il apportait notamment les précisions suivantes : le concept de modération en toute chose est bouddhiste mais également confucianiste. Cette notion n'existe pas dans le taoïsme car elle n’existe pas dans la nature qui sait se transformer en tempête, en orage ou en inondation. La nature est dans un état d’harmonie plus de 95% du temps mais ne respecte pas toujours le principe du « juste milieu » et du doux compromis. Le taoïsme préfère le principe naturel de la spontanéité (Ziran), à l’image de l'enfant capable de hurler ou et de devenir aussi calme que le lac en quelques secondes ou bien du chat tranquille qui lance sa patte foudroyante en un instant. Modèle archétypal, l’enfant ne connait pas le juste milieu. Pour les tenants du Tao, cette recherche absolue du juste milieu n’est pas naturelle, elle est le fruit du mental humain et peut nuire à la spontanéité. Artificiel, le compromis du juste milieu est souvent perçu par le taoïste comme synonyme de compromission".
A bien y regarder, le Qi Gong spontané n'existerait pas si on devait pratiquer la voie du juste milieu. Le Ziran renvoie à un Principe de totalité et d'absolu et en rien à de la demi-mesure, de la modération ou de la compromission, qui plus est, le plus souvent mentales. Que pourrait signifier la voie du milieu pour un inventeur : une demi-invention ? Pour un peintre une demi-peinture et pour un compositeur une demi-symphonie ? La Voie du juste milieu est une invention des Hommes qui n'est pas si naturelle que cela. Quitte à s'y perdre, un créateur s'engage sans concession et dans la pleine spontanéité de ce qui vient pour faire avancer et surgir sa création, vers ce qui fonde son "mandat céleste". La création exige l'intégralité de son engagement, la spontanéité absorbe la totalité de l'individu pour rejoindre la Totalité de ce qui le dépasse.
On y revient parce que c'est important et aide à comprendre : quel écrivain écrit par la voie du juste milieu ? Quel sportif obtient la performance par la modération ? Quel guépard attrape l'antilope par une demi-course ? Existe-t-il une demi pluie ou un demi soleil ? Un demi jeunesse ou un demi-vieillesse ? Un enfant peut-il être un demi enfant ? Un pratiquant de Qi Gong pratique-t-il une demi-forme, juste comme il faut, sans trop de Yin ou sans trop de Yang et simplement "convenable" ?
Confucianiste ou bouddhiste, la voie du juste milieu peut aboutir au résultat désabusé de la compromission, de l'ennui, du désalignement intérieur, de la superficialité (des relations), de l'inefficacité ou de l'impuissance, à l'image de ce pianiste qui joue comme un robot sa partition. La voie du juste milieu supprime l'émotion à l'image d'une camisole chimique, crée une mer calme mais stagnante, pauvre en expérience, en oxygène, en apprentissage et en évolution.
La voie du Tao préfère le chaos potentiel et le déséquilibre temporaire de la spontanéité car il est source d'expérience, d'opportunité et peut-être d'une harmonie plus grande. Elle nous enseigne que l'accès à la Connaissance provient du spontané et non pas du "moyen". Le taoïste est calme non pas parce qu'il adopte par volonté cognitive et par contrainte mentale la voie du juste milieu. Il est calme par voie de conséquence du fruit de sa pratique énergétique et corporelle. La voie du juste milieu cherche à atteindre le calme par l'intention mentale lorsque le taoïste cherche à l'obtenir par la conséquence d'une pratique corporelle. Si l'objectif peut paraître semblable, les voies sont orthogonales.
En outre, si le taoïste évite généralement l'hubris et l'excès, ce n'est pas par refus de l'excès mais simplement parce qu'il ressent que cela lui fait perdre de l'énergie, de l'espérance de vie et que cela l'éloigne de l'installation de l'harmonie. Pour autant, il peut se résoudre à l'éclat et à la démesure s'il a conscience que cela peut contribuer à réinstaurer l'harmonie, à l'instar de Sun Tzu qui a écrit l'art de la guerre pour mieux installer la paix entre les 5 royaumes combattants.
Comment appliquer le "Ziran" à sa vie quotidienne ?
De ce qui précède et sans souci d'exhaustivité, les quelques points ci-dessous tentent d'identifier les axes qui permettent de se rapprocher du "Ziran" dans la vie courante :
- Identifiez vos dons innés voire acquis et tentez de les suivre. Ils sont autant de petits cailloux qui peuvent vous aider à identifier le "Ziran de vous-même". Si vous pensez ne pas avoir de dons, demandez à votre entourage. N'hésitez pas à combiner plusieurs talents pour en faire un don unique [cf. à ce sujet l'ouvrage "Mon "ego, ce héros", Dangles, 2015]
- Dans votre pratique énergétique, laissez venir les mouvements qui s’imposent à vous. de manière générale, faites-vous guider par ce qui vient (pensée, parole, acte, croyance).
- A un degré plus avancé et parvenu à la détente totale et à l'aide d'un enseignant expérimenté, ouvrez-vous au Qi Gong spontané, acceptez sans peur (tant que l'exercice est agréable), l’idée que votre corps puisse bouger indépendamment de votre conscience.
- Après avoir pratiqué (en statique ou en dynamique), adoptez une posture de profond relâchement et de "lâcher-prise". Mettez-vous dans une position corporelle et mentale d’attente et d’ouverture (WuJi). Sentez-vous prêt(e) à recevoir n’importe quel message.
- Analysez vos rêves, surtout après une séance de Qi Gong réussie.
- Mettez à profit la période hypnopompique (30 mn avant le réveil conscient du matin) pour vous mettre en totale réception de votre corps (cellules du corps, organes...) et de votre esprit (réponse aux questions posées, messages spontanés, laisser venir). Cet article détaillait notamment la technique du "Dragon céleste".
- Etc.
Articles cités :
- https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/les-grands-traites-du-huainanzi-ou-l-art-de-gouverner-sous-les-han
- https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/l-extraordinaire-capacite-du-symbole-du-yin-yang-a-representer-les-18
- https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/le-qi-gong-spontane-quand-l-energie-de-guerison-prend-les-commandes-du-corps
- https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/21-nuances-d-eveil-entre-les-voies-du-bouddhisme-et-du-taoisme-originel
- https://www.institut-tao-biomimetique.com/blog/5-techniques-de-non-agir-pour-renforcer-votre-creativite-et-votre-intuition
- "Mon ego, ce héros : 35 techniques pour transformer l'ego en partenaire de réalisation et d'harmonie", Dangles, 2015