Par Laurent Chateau
Les rituels (Fangfa 方法) et les talismans (Shenfu 神符) sont évoqués au détour de très nombreux textes taoïstes anciens. Ils constituent une bonne partie des 5 000 ouvrages du Canon taoïste Ming, lui-même compendium hétéroclite de textes compilés au gré des dynasties successives et des expressions historiques et politiques du moment. Les rituels et talismans sont traités en particulier dans les 2 "grottes" (Dong) des textes lingbao et sanhuang.. Certaines des 12 subdivisions de chaque grotte leur sont par ailleurs intégralement consacrés.
Les rituels taoïstes
Les rituels taoïstes réunissent généralement plusieurs ingrédients ou étapes. Ils prévoient notamment :
- Une étape de purification, souvent avec de l’encens, de l’eau ou d’autres objets sacrés pour éloigner les énergies négatives et attirer les influences propitiatoires. Cette étape inclut généralement la purification personnelle du pratiquant par un bain rituel ou une méditation destinée à calmer l’esprit.
- Une étape d'offrande ensuite, qui est une manière de montrer du respect aux esprits et aux divinités. Les offrandes peuvent comprendre de la nourriture, des fruits, des fleurs, du thé, de l’encens ou des objets symboliques comme des billets de banque, des bougies ou des objets précieux à destination des esprits ou des ancêtres. Le type d'offrande dépend du type de rituel.
- Des talismans, des amulettes et des symboles : souvent créés par un prêtre taoïste, ils sont utilisés lors du rituel pour canaliser l'énergie spirituelle, invoquer la protection ou exprimer le souhait. Ces talismans votifs sont souvent inscrits avec des idéogrammes spéciaux et des symboles sont dessinés sur des feuilles de papier à l’aide de pinceaux et d’encres spéciales pour activer des forces spirituelles spécifiques. Ces talismans peuvent ensuite être placés sur l’autel ou portés par les participants pour attirer la protection ou les bénédictions.
- Des prières spécifiques sont récitées pendant le rituel, en utilisant généralement des mantras ou des invocations pour chaque besoin particulier du pratiquant.
- Des instruments de musique (tambours, gongs, cloches, flûtes) sont utilisés pour créer un champ vibratoire qui vient aider à concentrer l’esprit sur l’objectif spirituel.
- Certains rituels impliquent des gestes physiques comme des salutations, des mouvements de main (qui reproduisent dans l'air des idéogrammes invisibles) ou de danse.
Le rituel se clôt généralement par un dernier acte symbolique, comme brûler des papiers d’offrande (qui montent vers le Ciel), partager des repas rituels ou exprimer des souhaits de prospérité et de paix. Le prêtre taoïste peut prononcer une bénédiction finale et les participants peuvent faire une prière de remerciement.
Il existe :
- Des rituels de purification destinés à éliminer les énergies négatives et nettoyer l’espace, les personnes ou les objets.
- Des rituels de bénédiction pour attirer des bénédictions sur la maison, les biens, les personnes ou pour obtenir des résultats spécifiques (comme la richesse ou la santé).
- Des rituels d’initiation pour entrer dans une école ou une tradition taoïste afin de marquer le début d’un parcours spirituel.
- Des rituels de guérison pour restaurer l’équilibre énergétique des patients et traiter leurs maladies physiques ou spirituelles.
- Des rituels funéraires pour honorer les défunts, en offrant notamment des prières et des sacrifices pour assurer leur bien-être dans l’au-delà.

Les rituels au fil du temps
Avant l'arrivée de la religion bouddhiste, c'est surtout Maître Kong (Confucius) qui a promu les bienfaits des rites et des rituels, supposés harmoniser les relations des individus d'une même société. On se souvient notamment de ces extraits des Entretiens de Confucius qui invitent à "gouverner le peuple par les rites", qui recommandent de "regarder rituellement, écouter rituellement, parler rituellement, et d'agir rituellement” ou bien qui considèrent qu'« une politesse qui n’est pas tempérée par le rituel est fastidieuse, une prudence qui n’est pas tempérée par le rituel est peureuse ; une bravoure qui n’est pas tempérée par le rituel est violente ; une franchise qui n’est pas tempérée par le rituel est blessante ». Maître Gong (ou Kong) nuançait toutefois en précisant qu'un rituel (ou une loi) devait être adapté à une situation et à un contexte. Pour autant, nombre de ses successeurs n'ont pas eu la même réserve et le rite confucéen est rapidement devenu dogmatique et ayant valeur de loi (courant des "légistes").
Avec l'arrivée de la religion bouddhiste dans les premiers siècles de notre ère, la pratique subtile des rituels taoïstes a commencé à reculer. En effet, comme on a pu l'évoquer dans l'article : "21 nuances d'éveil entre les voies du bouddhisme et du taoïsme", les rituels taoïstes étaient complexes. Ils nécessitaient des intercesseurs taoïstes ou chamaniques dûment initiés, des sceaux de doigts alambiqués, des jeûnes et des purifications pas toujours appréciés par les fidèles, des invocations, des musiques, des chants ou des danses, des talismans, des accessoires comme les parchemins qui étaient ensuite brûlés. Cette complexité a détourné bon nombre de fidèles de la tradition taoïste vers le culte bouddhiste, plus simple d'accès avec ses divinités bariolées et variées, susceptibles d'être convoquées par de simples invocations directes. Les taoïstes ont ensuite copié cette astuce « marketing » à partir des Tang au VII-Xe siècle avec le renforcement du culte de Guan Yin, de la Dame de Jade ou de "l'enfant pur comme de l'or".

Les rituels dans le taoïsme originel
Il est important de conserver à l'esprit que la religion taoïste est tardive et ne s'est constitué qu'après l'arrivée de la religion bouddhiste sur le sol chinois. A bien y réfléchir, plus de 1 000 ans se sont écoulés sans que la sagesse taoïste n'ait exprimé le besoin de créer un clergé, des divinités anthropiques, des temples, des rituels codifiés et des dogmes. Avant les premiers siècles de notre ère, les moines s'appelaient des ermites et les temples s'appelaient la nature. Si l'on regarde dans le détail, les fondateurs de la sagesse du Tao ont toujours été circonspects vis-à-vis du rituel, en réaction la plupart du temps à la position parfois rigoriste et dévoyée des mouvements confucéens.
C'est ainsi que Tchouang Tseu déclare que « Les rites sont quelque chose de fabriqué par les hommes vulgaires. La vérité, elle, nous la tenons du Ciel. Elle est naturelle et invariable. C’est pourquoi le saint s’inspire du Ciel, fait cas de la vérité et ne se laisse pas emprisonner par la convention vulgaire ».
Postérieurs de quelques siècles et largement inspirés par Tchouang Tseu, les Grands Traités de Huainan Zi énoncent de leur côté que :
- Humanité et devoirs une fois établis, ni le Tao ni sa vertu ne se retrouvent plus. Rites et musique n’étant plus que parade, la pureté et le brut disparaissent. (Ch. 11)
- Quand on en arrive à créer des rites et des devoirs, en estimer plus que biens et richesses, les germes de l’hypocrisie et de la tromperie commencent à sortir. (Ch. 11)
- Les rites permettent de distinguer les gens honorables et les humbles gens et de marquer la différence entre nobles et vilains. Mais à l’époque actuelle, les rites ne sont plus que respect et déférence pour mieux se nuire. (Ch. 11)
- Les rites et les coutumes ne sont pas de la nature innée de l’homme mais lui viennent de l’extérieur. (Ch. 11)
- La profusion des rites ne suffit guère à susciter l’amour, mais un Cœur sincère s’attire l’affection même des plus éloignés. (Ch. 11)
- Si on pratique les prescriptions du rituel et des prises de position partisanes, on trouble son cœur. (Ch. 11)
- Quand les institutions des anciens rois ne conviennent plus, elles sont écartées. C’est pourquoi, ni les rites ni la musique ne sont jamais immuables. Le Saint légifère en accord avec son époque et change les rites conformément à l’évolution des usages. (Ch. 13)
- La loi, les édits, les rites et le devoir sont des instruments pour gouverner les hommes et non ce par quoi le Saint doit être gouverné. (Ch. 13)
- On ne peut faire de projet à long terme avec ceux qui sont régis par les lois, les hommes bridés par les rites ne peuvent s’adapter au changement. Les lois et les édits changent avec les époques. Les rites et la musique se modifient avec les mœurs. (Ch. 13)
- Lorsqu’on se trouve dans des cas d’urgence intense ou de contraintes extrêmes, les rites sont inutiles. (Ch. 13)
Ainsi, à la lecture de ces textes fondateurs, on comprend que le rite est fabriqué par des humains et aucunement d'origine céleste, qu'ils sont changeants et volatils dans le temps, qu'ils peuvent être des instruments de pouvoir et d'affirmation d'autorité, qu'ils peuvent aliéner et faire perdre sa liberté, qu'ils peuvent tromper le pèlerin de la vie et lui faire perdre l'essence de la Voie (en considérant que le rituel représente le cœur de la Voie) et que le rituel ne permet en rien de devenir meilleur et plus aimant (à ouvrir le Cœur de la 2è étape alchimique). Preuve ultime de sa relativité, le rituel n'est d'aucune utilité dans l'urgence.
Vers le dépouillement et l'abandon du rituel
La leçon de ce petit cheminement au pays des rituels nous invite à écouter davantage les fondateurs de la Voie du Tao et les enseignements de sa pratique énergétique que les membres d'un quelconque clergé. Le pèlerin du Tao n'a d'autre temple que la voûte des arbres et la voûte céleste qui la contemple. Le nuage n'a pas de temple. La Voie du Tao est sans intercession et enseigne que l'"Humain nait complet". Le corps EST le temple. La Voie du Tao est la Voie directe qui ramène à l'Origine et le rituel comme le talisman ne font qu'alourdir le voyageur de l'immortalité. Si le rituel peut-être intéressant pour démarrer le chemin, il a vocation à être abandonné dans l'ascension.
La Voie du retour nous invite au dépouillement et à voyager léger. L'ermite taoïste dans sa grotte n'a guère besoin d'encens, ne recourt pas aux parchemins et ne s'encombre pas de cymbales. Cette "Voie de la légèreté" renvoie au mot fameux de Lao Tseu qui déclarait que : "Chaque jour j'abandonne quelque chose et chaque jour je deviens plus riche".
Sans rituel et sans talisman, cette voie de la frugalité et du dépouillement rejoint cette formidable fulgurance, reçue lors d'une sublime méditation : "Tu n'as pas besoin de temple, tu ES le temple. Tu n'as pas besoin de talisman. Tu ES le talisman".
Alourdi par aucun attachement, celui qui rejoint le Ciel se rit de la Terre, de ses formes, comme de la créativité profuse des humains qui l'habitent.
Articles Talismans taoïstes : lire la page Wikipedia : Talisman (taoïsme) — Wikipédia