Par Laurent CHATEAU
Netflix a diffusé le 21 août 2019 un passionnant documentaire intitulé : American Factory (Oscar du meilleur documentaire en 2020). Il nous fait suivre sur plusieurs années, le rachat d'une usine américaine dans l'Ohio spécialisée dans la fabrication de voitures et qui doit douloureusement se reconvertir dans la fabrication de pare-brises et de vitrage automobile. Avec une troublante vérité (comment les dirigeants ont-ils accepté de laisser tourner des caméras de manière aussi transparente ?), on découvre les pratiques managériales à la chinoise, très éloignées des repères occidentaux et le choc des cultures qui leur sont associées. Avec une crudité parfois dérangeante, le documentaire met en valeur des portraits de travailleurs Chinois et Américains, avec leurs difficultés, leurs ressentis et leurs questionnements, qui nous laissent penser de temps à autres, que le dialogue reste possible si chacun tente l'effort de comprendre le territoire de l'autre.
Cet article souhaite apporter son éclairage du management interculturel en identifiant les différents courants philosophiques chinois, susceptibles d'expliquer les pratiques collaboratives de l'empire du milieu, qui seront pour beaucoup réprouvées et mal comprises par la culture occidentale de l'individu et des droits de l'homme. A bien y regarder, on est somme toute assez éloigné de l'intelligence émotionnelle et spirituelle à laquelle nos temps aspirent.
« Le Chinois est confucianiste le jour, taoïste la nuit ; confucianiste en public, taoïste en privé ; confucianiste dans la vie, bouddhiste face à la mort ». Proverbe chinois.
Les influences managériales confucianistes :
- Respect de la hiérarchie et des aînés : applaudissements systématiques, respect de ses décisions…
- Le chef parle peu et observe (le Yin précède et conditionne le Yang). Il se doit de montrer l'exemple ("Je viens vous voir tous les mois, même si c'est fatigant").
- On insiste sur ce qui dépasse l’individu : économie de la région, donner de l’emploi, fierté professionnelle.
- L'entreprise est la nouvelle maison, on lui doit un respect filial et une reconnaissance (de nous nourrir, de nous donner un emploi...), elle engage notre sens des responsabilités (Énergie Métal Yang) voire du sacrifice (voir peu ses enfants, disposer de peu de loisirs...). La culture est paternaliste et peut paraître infantilisante. On n'hésite pas à se marier dans l'enceinte de l'entreprise. La frontière vie pro/perso n'est plus étanche à l'image des maîtres qui accueillaient leurs disciples sous leur toit et qu'ils considéraient comme des fils.
- La force est dans le collectif, l’interaction, dans le trait et non dans le point de l'individu, la totalité est supérieure à la somme des parties.
- La survie et la performance résident dans l'amélioration continue, faire de son mieux, apprendre et éviter de commettre 2 fois la même erreur. On soumet tout au travail (proches, loisirs, rêves...).
- L'importance des rituels (inauguration du 7 octobre, visite du siège par les salariés américains et cérémonie d'accueil, décorum, cadeaux…).
- L'importance de la musique : chant/hymne à la gloire de l’entreprise car elle assure un lien social et soutient les ardeurs.
- L'importance de l’image sociale, corporate à tout moment et en tout lieu, l'entreprise a également une face à ne pas perdre. L'avis de l'autre est le ciment du groupe, le gage de sa place dans la société et sur les marchés (Un proverbe chinois déclare : "Qui ne sourit pas doit fermer sa boutique" et un autre : "On n'est pas responsable de la tête qu'on a mais de la tête qu'on fait").
Les influences managériales légistes (XunZi, HanFeïZi) et marxistes (Parti Communiste Chinois) :
- Le culte de la personnalité et représentation iconographique omniprésente (portraits du patron, portraits des fondateurs du PCC) à l'image d'une religion d'état et des divinités bouddhistes, acte de foi.
- L’humain n’est qu’une ressource, il n'est qu'un input mis au service d'une harmonie d'ensemble et supérieure (avoir un emploi, pouvoir vivre...). Les conditions de travail ou les congés ne sont pas le sujet (Des dizaines de milliers d’ouvriers chinois sont enterrés sous la muraille de Chine).
- L'esprit de conquête : la compression des coûts et des salaires, l'intensification des rythmes sont des données indispensables pour conquérir les marchés.
- Le management militaire : alignement en rang, hurlement de slogans, robotisation des individus ravalés à de simples exécutants, autosuggestion/manipulation. stakhanovisme et culte du héros (célébration des meilleurs ouvriers), incantation (on est les meilleurs), infantilisation (gagner un voyage à Shangaï).
- Les syndicats sont des agents de la contestation de l’autorité et une menace de baisse des rendements.
- Stimulation de la fibre patriotique et promotion du soft power chinois ("Votre pays, c'est la Chine", "Vous serez toujours Chinois"), non intégration dans la culture américaine après une brève tentative de dissimulation. La Chine doit retrouver son leadership et son statut d’empire (1ère puissance et 30% du PIB mondial en 1800) : « Nous sommes meilleurs qu’eux ». La Chine a prévu d'être la 1ère puissance mondiale avant 2049, année du centenaire du PCC.
- Peu de considération pour l’environnement (déversement de produits toxiques dans les égouts). Dans la perspective du reclassement de la nation chinoise, seuls les résultats comptent.
Les influences managériales taoïstes
- Décoration à l’américaine : s’assimiler en apparence, posture basse et humilité d'apparence en phase de démarrage, ruse et dissimulation (Énergie Eau Yang), copier ce dont on veut s’emparer (Cf. SunZi, GuiGuZi).
- Observation attentive des attitudes de l’interlocuteur pour en apprendre le maximum sur lui et ses éventuelles failles (ou forces).
- Utilisation du « non-agir » par l'influence souterraine et la suggestion douce en apparence plutôt que par la force et l'opposition brutale. Exemple : payer ou "inviter" des salariés à se promener dans l'usine avec des panneaux : "Votez non au syndicat », propagande anti-syndicat sous forme d'autocollants...
- Un besoin de coller au réel et de pragmatisme pour s'adapter à tout moment (plutôt que de faire des plans d'actions qui ne marcheront jamais car tout change en permanence). "L'homme planifie mais le ciel accomplit" déclare un proverbe chinois.
Conclure ?
En ne concluant pas.
Regardez le documentaire et... faites-vous votre idée. Conclusion somme toute assez occidentale et... taoïste !